Une courte nouvelle de Tchekhov nous montre deux gendarmes en compagnie d’un vagabond qu’ils mènent en prison. En écoutant celui-ci raconter ses rêves de liberté, les gendarmes tendent leur esprit pour se représenter la « distance effrayante qui les sépare du pays de la liberté ». Ce livre envisage l’œuvre tout entière du narrateur Tchekhov comme une tension pour prendre la mesure de cette distance : pour montrer combien la vie que ses contemporains mènent est éloignée de la liberté mais aussi pour l’imposer comme le point focal qui commande de changer cette vie et ne se laisse pas oublier. De là le rapport très particulier qui s’établit entre le choix de ses sujets, la manière dont il les traite et les effets qu’il en attend. Tchekhov ne montre pas des hommes écrasés par les forces de l’exploitation et de la répression mais des hommes chez qui la servitude est une manière d’être, un cours normal du temps et des choses qu’ils n’osent pas interrompre. Il ne procède pas par tableaux d’ensemble destinés à montrer les maux d’une société que des réformateurs auraient pour tâche de guérir. Ses récits ne partent pas d’une situation originelle dont ils développeraient les conséquences jusqu’à leur conclusion nécessaire. Ils commencent par le milieu en se concentrant sur des moments privilégiés où des personnages quelconques – riches ou pauvres, gendarmes ou voleurs, professeurs ou illettrés… – se trouvent invités à franchir un pas devant lequel ils se dérobent le plus souvent. Les cinq premiers chapitres du livre dessinent la dramaturgie de la servitude et de l’appel typique du récit tchekhovien. Les quatre derniers analysent le mode d’adresse et la poétique qui y répondent. Tchekhov s’adresse aux semblables de ses personnages mais non pas pour leur faire prendre conscience des causes globales de leur situation. Il n’y a pas d’autre raison à la servitude que la servitude elle-même qui reproduit sans cesse les manières, les affects et les pensées qui la perpétuent en retour. Pour briser le cercle, pour former des hommes capables de transformer en réalité l’appel de la vie nouvelle, il faut d’abord changer les manières de sentir. C’est à cette révolution des affects que s’emploie l’écrivain. Pour cela il lui faut raconter et moduler autrement le malheur en mêlant ses accents à ceux de l’appel lointain. Il lui faut constituer un enchaînement mélodique qui s’oppose au ronronnement de la servitude et s’enfonce plus profondément que lui dans l’expérience sensible des humains. Le récit adressé à ces hommes et femmes qui vivent mal et ont toujours le pouvoir de vivre mieux doit être semblable au chant rauque et pourtant consolateur du butor invisible dans les marais : il doit leur faire sentir leur malheur d’une manière plus heureuse, donc plus libre, en les faisant pleurer deux fois : non pas seulement par la honte ressentie mais aussi par la consolation qui lui est apportée.